Par Thevaki Victoria Sriseyohn, psychologue climicienne
La grande Histoire a laissé ses empreintes sur l’identité de nombreuses populations, tant celles qui ont traversé cet espace-temps que celles qui sont nées en exil. Que l’on parle de génocide, de conflit armé, ou de guerre civile, c’est la question de l’identité qui au cœur du conflit entre un État oppresseur et une population opprimée. Déracinée par l’inhumanité, cette oppression et cet exil s’écrivent sur leur terre de l’Identité. Ce qui fait trace dans la grande Histoire continue en effet à faire trace sur ces terres de l’Identité, alors à la Nature est laissé le destin de cette restructuration.
Enclavé dans une bulle de mémoire, encodé tel que cela a été vécu avec ses sentiments et son intensité, le trauma renvoie à des souvenirs de situations englobant la détresse vécue à ce moment précis. Il s’agit d’une trace laissée par un évènement effroyable qui s’inscrit dans l’identité d’un sujet tel qu’il l’a vécu dans sa réalité.
Si on ne le revisite pas consciemment avec les mots, le trauma restera bloqué de façon vive dans sa bulle au niveau de cette couche inconsciente, prête à éclater, à trouver des moyens de s’exprimer par le biais de rêves, de scénarios répétitifs, de lapsus, etc.
Dans cette quête de reconstruction, et peut-être plus précisément de restructuration, ici se posent quelques pensées concernant le trauma, tant sur le plan collectif qu’individuel, ce qui fera inévitablement écho à toutes personnes ayant vécues l’oppression.
Structuration de l’identité
Structurée par les histoires et les identités des ancêtres et par ses propres expériences rencontrées en chemin, l’identité, telle un tissage dynamique entre les éléments internes et externes, est aussi façonnée par des évènements traumatisants.
On peut penser que seules les personnes qui ont vécues la situation traumatique sont traumatisées, mais quand il s’agit de la sphère d’identité, on doit prendre en compte son système de ramifications complexes où la transmission englobe toutes les identités fleurissant de cette même terre. Ainsi, on n’a pas besoin de vivre le trauma directement pour avoir son identité structurée par ce dernier. La transmission fonctionne avec différents canaux, dont celle de la trace psychique qui fonctionne tant sur le plan conscient qu’inconscient. Que ce soit par l’acte conscient de transmission orale par le récit ou par des identifications inconscientes aux parents, porteurs de l’histoire, dans leurs liens et leurs façons de faire et d’être, le simple contact avec le trauma est suffisant pour qu’il se tisse à l’identité. Par conséquent, les petits-enfants, qui n’ont jamais vécu la guerre, qui n’ont pas non plus été témoins de situations de détresse, nés en exil et qui n’ont jamais rencontrés leurs grands-parents, porteront dans leurs histoires et leurs identités les traces du traumatisme de leurs ancêtres. Par exemple, ceux qui ont été emprisonnées peuvent inconsciemment transmettre quelque chose de cet enfermement ou d’un besoin de liberté à la génération suivante. Le trauma est ainsi toujours vivant à travers ses traces dans la présente génération, visiblement en mouvement dans son mode de vie, son fonctionnement dans ses liens avec soi-même, le monde et les autres. Autrement dit, la réalité du trauma et son existence font écho dans la répétition et participent à la structuration de soi.
Le Réel dans le Trauma
Dans de nombreuses histoires, « émeutes sanglantes », « guerre », « génocide », « oppression » sont parmi les mots qui décrivent cette réalité vécue par ces populations opprimées, portant leurs propres réalités et sens, faisant référence aux traces qui ont marqué l’identité de ces hommes, femmes et de leurs enfants, tous porteurs de l’histoire.
Tant d’années de confrontation violente ne peuvent rester sans conséquences sur l’état psychologique de ces populations ayant vécu ces atrocités dans leurs histoires.
Parmi les personnes qui ont vécu la guerre, le syndrome de stress post-traumatique se manifeste comme un effet direct de la violation physique et mentale où la rupture des défenses ouvre la porte à l’anxiété colonisatrice. Qu’il s’agisse de vivre la violence de l’état tyrannique dont le but est d’écraser, par tous les moyens, les droits de liberté et d’existence, ou de faire le deuil des disparus, d’être violé par des militaires, de perdre sa maison et de fuir des réalités et territoires dangereux, l’événement traumatique vécu laisse des traces en conséquence. Celles-ci sont singulièrement encodées dans des matériaux psychiques, consciemment et inconsciemment transmis d’une identité à une autre, sous diverses formes, façonnées par les histoires et les identités de chacun. Les traces de trauma se retrouvent en effet au sein des diverses diasporas dans leurs manières de penser et de se positionner, mais aussi dans ce qu’elles manifestent dans leurs rapports aux langues, à l’art, à l’autre, au monde, à la vie comme à la mort, etc.
Les traces traumatiques englobant des sentiments variés de la condamnation psychique expriment une perte de contact avec la réalité à travers les addictions, la dépression, le sentiment d’impuissance, un non-droit d’existence et de liberté, des relations conflictuelles envers ce qui peut être perçu comme des pouvoirs oppressants, des scénarios de dominant-dominé, de la discrimination, de l’intrusion et des problématiques de confiance et ainsi de suite. C’est en ce sens que dans l’histoire personnelle au niveau familial, social et professionnel, se rejouera la grande Histoire, révélant dans quelle mesure l’histoire collective structure les histoires des individus.
Par exemple, le lien qu’une population opprimée tisse avec sa langue maternelle porte des traces de trauma. En effet, que la langue maternelle soit chérie comme le pays maternel ou qu’elle soit rendue silencieuse aux prochaines générations du fait de son association au danger, le destin des langues est entrelacé à son histoire et ses traces traumatiques, au-delà de la question de transmission.
Laissé dans un sentiment d’impuissance, sans reconnaissance pour permettre à un nouveau livre de s’écrire, ces populations opprimées, au moment de l’exil, ont eu à faire face à la réalité d’un nouveau pays avec une nouvelle langue. Confrontant par conséquent de nouvelles difficultés envers la construction d’un avenir dans ce nouvel espace, l’espoir a inévitablement été placé entre les mains de leurs enfants comme seul moyen imaginable pour une reconstruction. Cette génération alors porte inconsciemment la mission de sauver leurs parents de la destruction et se débrouille avec leur culpabilité de construire pour eux ou différemment de ce qui est attendu, incorporant cette transition entre deux espaces, multiples réalités et expressions d’identités.
Un chemin vers une restructuration puissante
Il est essentiel, au-delà de l’Histoire inoubliable et douloureuse, de permettre aux nouvelles identités de se structurer à partir d’un modèle puissant.
Sur une note psychologique, lorsque l’on pose des mots sur le trauma lui-même, il peut être ressenti comme moins intense, plus éloigné, et même s’il ne peut être supprimé en soi, le trauma peut occuper moins d’espace. Toujours est-il que le tout premier acte de conscience est de donner sens au trauma, aidant précisément à se déplacer de la douleur et permettre à la génération suivante de composer avec elle différemment.
Étant donné que la manière dont on perçoit les situations aujourd’hui s’enracine inéluctablement dans les couleurs du passé, la réparation et la guérison sont des étapes nécessaires pour briser le cycle de cette douloureuse transmission pour les générations suivantes.
Se déplacer de la pensée d’une âme fragmentée et fonder la structuration de son identité sur sa puissante totalité, à travers l’observation, la réflexion et la conscience de sa sphère intérieure, permet de déconstruire d’anciennes perceptions pour laisser place aux nouvelles. C’est ainsi que le lien avec son identité peut trouver des voies d’apaisement et créer un nouveau monde.
Incarner la totalité, c’est voir qu’être un combattant de liberté, être activiste envers l’injustice et l’oppression, manifester des voies pour exprimer son identité et son existence permettant la visibilité au monde font aussi partie de ce que l’on porte en nous colorant notre identité.
Trouver une voie de vivre son identité, ses origines et ses racines à partir de leur essence, au-delà du trauma, dessine un chemin de guérison en termes de destin pour tous ceux qui ont vécu l’oppression.
Les humains sont pris dans le temps, portant ainsi en eux les traces de leurs histoires, celle de l’histoire personnelle et celle de la grande Histoire dans leurs identités.
Parce que la grande Histoire avec ses jeux politiques est répétée, écrasant les espoirs de changement à venir de l’extérieur, et parce que le trauma se réactive et que la structure de l’identité a besoin de devenir plus sain et de tenir sur ses racines, le droit d’existence doit être trouvé à l’intérieur de soi.
Sans oublier la culture de résistance d’où toutes ces populations sont issues, permettre la transformation au sein des identités pour que les prochains chapitres puissent s’écrire est fondamental. Au-delà de la reconnaissance internationale de leur histoire pourtant nécessaire comme effet thérapeutique collectif dans ce processus, il faut trouver sa propre terre dans sa sphère mentale et corporelle pour créer de la durabilité dans le réel de l’espace-temps, c’est là que se trouve le pouvoir.
Chaque identité est une terre à partir de laquelle les futures générations fleurissent, ce pourquoi un puissant « état d’esprit de facto » est à développer et structurer, pouvant être transporté en nous à travers les temps.
Thevaki Victoria Sriseyohn
Psychologue clinicienne